C.T.E : trois lettres pour une cause importante

Le lendemain du suicide de Junior Seau, vous avez probablement lu que l’Ecole de Médecine de l’Université de Boston souhaitait pouvoir, avec l’accord de la famille, étudier son cerveau. Si vous avez ressenti une indignation scandalisée à la rapidité d’une telle demande, ça prouve que vous êtes humain et c’est tant mieux. Mais le but de l’université était noble : ils sont intéressés par tous les cerveaux de joueurs pratiquant des sports de contact afin d’étudier les répercussions de chocs répétés à la tête.

Car trois lettres devenues maintenant incontournables résument le problème majeur pour les joueurs de NFL (retraités ou non) : C.T.E – Chronic Traumatic Encephalopathy, ou en français une maladie du cerveau provoquée par des traumatismes répétés. Le CTE n’est pas une maladie nouvelle : une de ses formes dérivées connues des boxeurs, appelée Dementia Pugilistica, a été détectée dans les années 1920, puis diagnostiquée avec précision à partir des années 1970. Mais qu’est-ce donc que le CTE exactement, et comment le détecte-t-on ?


Un peu de médecine

Le CTE est une maladie dégénérative cérébrale, comme le sont Alzheimer, Parkinson ou l’ALS (la maladie de Lou Gherig). Cependant contrairement à celles-ci elle ne possède pas de « biomarqueurs », ce qui signifie qu’il est très difficile de la détecter du vivant sauf en cas vraiment extrême, et on ne peut la certifier qu’à l’autopsie du cerveau de la victime. Les causes d’un CTE sont des chocs répétés à la tête, et les symptômes incluent la perte de mémoire, la confusion, l’altération du jugement, l’agressivité, la dépression et la démence.

Mais comment sait-on qu’un cerveau est victime de CTE ? Tout d’abord, comme toute maladie liée à un traumatisme répété au cerveau, ce dernier devient totalement disproportionné : certaines parties gonflent et d’autres se réduisent; au total, le cerveau perd en poids. Ensuite, on retrouve la présence dans les tissus cérébraux et le liquide céphalorachidien (le liquide dans lequel baigne le cerveau) d’un taux anormal de protéine tau. Kézako ?

Pour comprendre il faut regarder de plus près le système neuronal. Les neurones sont reliés entre eux par des axones, et ces axones sont faits de microtubules. La protéine tau est indispensable pour la stabilité de ces microtubules; imaginez que la protéine tau fortifie les câbles électriques (axones) qui voyagent de pylône en pylône (neurones). S’il y a une fuite et que la protéine coule, le câble devient moins résistant, il finit par lâcher et l’électricité est coupée; les protéines peuvent même s’emmêler les unes aux autres au point de ne plus pouvoir faire leur travail. Quand la protéine tau n’est plus là, les informations ne circulent plus dans l’axone, la communication est coupée.

Donc si on retrouve un taux anormal de protéine tau dans les tissus du cerveau et le liquide qui le baigne, c’est qu’il y a eu des fuites et que ladite protéine s’est répandue là où elle n’aurait pas dû; et bien évidemment, les chocs répétés à la tête ont tendance à provoquer ces fuites. La protéine tau n’est qu’un des multiples marqueurs que les scientifiques recherchent pour diagnostiquer un CTE, mais il est significatif.

OK, soufflez, on en a fini avec le cours de médecine en accéléré. On va maintenant aborder le vrai sujet, le rapport entre le CTE et le football.



Début de preuves en NFL

Depuis des années, certains joueurs ou survivants de joueurs se plaignent du manque de suivi fait par la NFL pour les retraités qui subissent des problèmes psychologiques importants suite à leur carrière. Un aspect est particulièrement ciblé : les commotions cérébrales à répétition, ces chocs tellement violents qu’ils provoquent des lésions cérébrales qui peuvent aller du vertige à la perte de connaissance. Il s’en suit les symptômes que je vous ai cité plus haut, et quelques fois des suicides. La NFL fait la sourde oreille au début pour ne pas perdre une des attractions de son sport, la violence des contacts.

En 2002, le Hall Of Famer Centre Mike Webster des Steelers meurt à l’âge de 50 ans, et sa famille décrit la spirale infernale de la fin de sa vie : après sa carrière, il a souffert de démence, d’amnésie et de dépression. Ses proches sont persuadés qu’il y a un lien avec sa carrière, et le Docteur Bennet Omalu, un neuropathologiste de l’université de Pittsburgh, propose d’étudier le cerveau de 8 joueurs pour prouver la corrélation entre le football et les maladies post-carrière. Il trouve chez les 8 joueurs dont Webster des signes irréfutables de CTE, ce qui est une première pour un sportif non boxeur. Selon la NFL, ces résultats ne sont cependant pas importants pour les sportifs d’aujourd’hui car ils ont été détectés dans des joueurs ayant pris leur retraite depuis un moment.

Le Dr Bennet Omalu

En 2003, une étude de l’Université de Caroline du Nord faite parmi 2500 joueurs de NFL à la retraite prouve que 263 (plus de 10%) affirment que les commotions ont affecté leur vie quand ils ont vieilli.

Omalu ne compte pas s’arrêter là : en 2007 il trouve un 4e cas de CTE qui a directement causé la mort précoce d’un ancien joueur NFL (Mike Webster, Terry Long, Andrew Waters et Justin Strzelczyk). En parallèle, le sujet commence à attirer d’autres chercheurs qui prouvent que les joueurs retraités de la NFL ont plus de chances de développer des dépressions suite à de multiples commotions durant leur carrière (à un taux plus élevé qu’une simple dépression liée à l’arrêt d’une carrière sportive).

Omalu est cependant discrédité par la NFL car il propose une pause obligatoire de 90 jours après une commotion pour que le cerveau ait le temps d’absorber le choc : 3 mois d’arrêt, une hérésie dans une saison de foot US qui dure 5 mois.


Les preuves s’accumulent

Plusieurs événements vont cependant bouleverser la donne.

Tout d’abord, un autre Hall Of Famer va s’ajouter à la liste, et non des moindres : le TE des Baltimore Colts John Mackey, arme préférée de Johnny Unitas avec Raymond Berry, est frappé de démence depuis plusieurs années, et il a atteint un seuil critique où il ne peut plus vivre sans être interné.

La NFLPA refuse de payer les soins, niant la corrélation entre le foot US et les lésions au cerveau. Au final, le « plan 88 » (du numéro de maillot porté par Mackey) est créé par la ligue dans le CBA de 2006 pour permettre la prise en charge financière des retraités handicapés. Mackey est mort en 2011 de démence.

En 2008, le phénomène a pris une grande importance : l’Ecole de Médecine de l’Université de Boston décide de s’allier au Sport Legacy Institute pour créer le CSTE, le Center for the Study of Traumatic Encephalopathy. Ce centre va désormais s’attacher à étudier les cerveaux de joueurs décédés pour permettre une meilleure connaissance du CTE (et surtout une que la NFL ne pourra pas refuser). En 2009 la NFLPA, du côté des joueurs, décide de collaborer avec le CSTE. Des joueurs décident d’accepter de donner leur cerveau à leur mort pour une analyse, tels que Matt Birk, Lofa Tatupu ou Sean Morey.

En décembre 2009, la mort de Chris Henry, le receveur des Bengals de 26 ans, va être révélatrice pour la cause pro-CTE. Henry n’a jamais eu de commotions diagnostiquées, que ce soit dans sa carrière NFL ou même en université (il a reçu des coups à la tête, mais jamais de commotion avérée). Et pourtant, en juin 2010 la nouvelle tombe : les examens ont révélé la présence de traces de CTE. Henry n’a que 26 ans, n’a jamais eu de commotions et pourtant on retrouve des marqueurs de cet encéphalopathie. C’est un séisme car pour une fois la NFL ne plus nier que ça arrive également à des joueurs en activité, sans commotion, et surtout aussi jeunes.

La nouvelle est rapidement suivie d’une autre, toute aussi tragique : Owen Thomas, un footballeur Universitaire de West Virginia (la même université que Henry), s’est suicidé en Avril 2010 à 21 ans. En septembre, on détecte des traces de CTE dans son cerveau, ce qui en fait le patient le plus jeune jamais diagnostiqué avec la maladie. Ces deux événements aident à remettre le CTE dans le contexte actuel et appuient le fait qu’il faut faire quelque chose non seulement en NFL, mais aussi en université. En réponse, de plus en plus de joueurs NFL décident de donner leur cerveau à leur mort au CSTE, dont Hunter Hillenmeyer, le Hall Of Famer Mike Haynes, Zach Thomas, Conrad Dobler ou Don Hasselbeck.

Le dernier événement est sans doute le plus marquant de tous : en février 2011, Dave Duerson, 4 fois ProBowler, 2 titres de champions avec les Bears en 1985 et les Giants en 1990, se suicide en tirant dans sa poitrine. Il a envoyé des messages à ses amis pour qu’après son geste, son cerveau soit étudié pour rechercher un CTE. Et sans surprise, il avait raison. On peut également rajouter à la liste, tout récemment, Ray Easterling, un ancien safety des Falcons, qui s’est suicidé le 19 Avril de cette année après des années de dépression, d’insomnie et de démence causées par le CTE (il avait d’ailleurs intenté un procès à Philadelphie).


Un problème qu’on retrouve ailleurs

Vous comprenez peut-être mieux maintenant la demande de l’université à la famille Seau, car la méthode de suicide entre Duerson et le linebacker des Chargers ne peut pas être une coïncidence. Le fait que la famille ait accepté assez rapidement tend à prouver que Seau avait peut-être lui aussi laissé des instructions. Pour l’information, la mort d’Easterling m’avait presque décidé à faire cet article, mais celle de Seau avec de telles circonstances m’a définitivement poussé à le faire.

Évidemment, maintenant que la corrélation n’est plus niable par la ligue, de nombreux procès ont été et vont être intentés en justice par des anciens joueurs, et on peut mieux comprendre les inclinations sécuritaires de Goodell ces derniers temps (case in point, l’affaire des bounty Saints).

En aparté, il va de soi que ce phénomène n’est pas exclusif à la NFL ou à la boxe.

Rick Rypien

Les hockeyeurs subissent également de gros chocs et des commotions qui peuvent entraîner un CTE; en NHL, Red Fleming, joueur de 1956 à 1978, a été le premier à être diagnostiqué avec un CTE en 2009 six mois après sa mort. Bob Probert, Rick Martin, Derek Boogaard, Rick Rypien ou Wade Belak sont des joueurs aujourd’hui décédés précocement et diagnostiqués avec un CTE; il faut préciser qu’il ne sont pas tous morts à cause du CTE, mais pour Boogaard, mort à 28 ans d’un mélange d’alcool et de médicament, son CTE était tellement avancé qu’il aurait montré des signes de démence quelques temps après.

Pour ceux qui suivent le catch de près, l’acronyme CTE n’est sans doute pas inconnu suite à la tragédie de la famille Benoit. En 2007 le père, Chris Benoit, catcheur, a tué sa femme et son fils avant de se suicider. Les stéroïdes ont été cités comme cause avant qu’une étude du cerveau de Benoit ne démontre qu’il avait le cerveau d’un patient de 85 ans atteint d’Alzheimer – il n’a jamais rechigné à prendre des coups dans la tête même contre l’avis des autres catcheurs. Que ce soit ce qui l’a poussé à commettre une telle atrocité n’est que spéculation, mais le comportement erratique de Benoit lors des dernières semaines est une indication de plus de la corrélation entre CTE et problèmes psychologiques graves. Un autre catcheur, Andrew « Test » Martin, mort d’une overdose, a montré des signes de CTE lors de son autopsie.


Spectacle et Sécurité ne sont pas antinomiques

Tous ces faits sont là pour étayer les intentions de Goodell de pacifier le jeu et augmenter la sécurité des joueurs, même si c’est au détriment de la défense. Pour les friands d’images d’archive, la lente progression dans le déséquilibre de la balance attaque/défense est claire, et plusieurs stars NFL de jadis qui se rendaient célèbre par certains actes ne pourraient plus le faire, comme Night Train Lane et son plaquage « corde à linge » ou Deacon Jones et son « headslap » dans le casque de l’OL.

Certaines défenses comme les terribles Raiders et Steelers des années 70s ont ouvertement protesté contre les règles de 1978 qui ont sévèrement réduit leur efficacité : l’autorisation pour les Linemen Offensifs de « tenir » les Linemen Defensifs et la règle des 5 yards empêchant tout contact d’un corner avec son receveur après les 5 premiers yards du parcours.

Pour certains, c’était le début de la « dénaturation » d’un jeu où aujourd’hui, on ne peut plus entrer en contact avec le casque du QB, on ne peut plus mener un plaquage avec le casque, ni démonter un receveur considéré comme « sans défense ». L’empilement de règles pro-attaque peut paraître excessif à tous ceux qui ont appris à aimer ce sport aussi pour la violence de ses contacts; l’affrontement physique fait partie de ce sport comme il fait partie de son cousin le rugby (dont il est issu).

Le problème n’est pas de supprimer les commotions : de par la confrontation physique, on ne pourra jamais totalement les exclure, mais les casques d’ordinaire fait pour la protection sont devenus des armes ou des boucliers. C’est pour ça que le côte offensif n’est pas si innocent que cela : on voit tout le temps des coureurs baisser le casque à l’approche comme si c’était la parade idéale, alors que c’est au contraire la meilleure façon de prendre une commotion.

C’est pourquoi ce n’est pas qu’un problème relatif aux règles et à la ligue. C’est aussi, et avant tout, un problème d’éducation des jeunes. Vous voyez beaucoup de rugbyman plaquer la tête en avant ? Non, parce que c’est le KO assuré. Les rugbymen apprennent très tôt à plaquer à l’épaule, dans une forme parfaite (et encore, on a récemment interdit les plaquages « cathédrale »). C’est, à mon sens, une des grosses fautes du football US, qui se révèle de plus en plus au niveau professionnel : une inquiétante proportion des joueurs de foot US aujourd’hui ne savent plus plaquer avec l’épaule.

Des joueurs (anciens et nouveaux) vous diront qu’on leur a toujours appris à y aller tête en avant, alors que pourtant le mot d’ordre devrait plutôt être « Hit what you see and see what you hit – keep your head up » (« frappe ce que tu vois et vois ce que tu frappes – garde la tête haute » sous entendu ne va pas plaquer avec le casque). C’est Deion Sanders qui attribuait cette phrase à un de ses coachs quand il était jeune; d’aucuns diraient que Deion a suivi ce conseil tellement à la lettre qu’il n’a jamais plaqué un joueur de sa vie, mais ici c’est le message qui est important.

Voilà pourquoi actuellement on pousse pour avoir des médecins indépendants sur le bord de touche afin d’examiner les joueurs ayant subi des commotions pour les empêcher de revenir sur le terrain. Les dispositions pour prendre en charge les joueurs en retraite (de manière générale) étaient un des points chauds du dernier CBA. La ligue a pris conscience qu’il est urgent de faire quelque chose, parce qu’il est trop facile de balayer cela sous le tapis des risques du métier. Le fait que cela puisse arriver ne veut pas dire qu’on doive l’accepter à tort et à travers.

Un petit lien pour finir, le site du CSTE qui fait partie de l’université de Boston…

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